Stephan Schmidheiny: Le livre de 1992 qui a changé le capitalisme pour toujours
Il y a plus de trente ans, un industriel suisse publiait un livre qui semblait relever de l’utopie: réconcilier croissance économique et protection environnementale. « Changer de cap », publié en 1992 par Stephan Schmidheiny, prédisait que les entreprises les plus respectueuses de l’environnement deviendraient mécaniquement les plus compétitives. Trois décennies plus tard, cette prophétie s’est non seulement réalisée, mais elle a transformé l’économie mondiale de fond en comble.
Aujourd’hui, quand les fonds d’investissement ESG gèrent des dizaines de milliers de milliards de dollars d’actifs, quand les entreprises cotées intègrent massivement les critères environnementaux dans leur stratégie, ou quand les banques centrales développent des stress-tests climatiques, nous assistons à la réalisation de la vision que Schmidheiny avait formulée au Sommet de la Terre de Rio. Son livre n’était pas qu’un manifeste écologique: c’était le manuel d’instructions du capitalisme du XXIe siècle.
La genèse d’une révolution conceptuelle
En 1990, quand Maurice Strong cherche un représentant du monde des affaires pour le Sommet de Rio, il ne veut pas d’un écologiste militant mais d’un authentique capitaine d’industrie. Stephan Schmidheiny, héritier d’un empire industriel suisse et ancien dirigeant d’Eternit, correspond parfaitement à ce profil. Mais contrairement à ses pairs, il a déjà entamé sa propre transformation, abandonnant progressivement l’amiante bien avant que la réglementation ne l’exige.
Cette expérience personnelle de reconversion industrielle lui donne une crédibilité unique. Quand il évoque les opportunités économiques de la transition écologique, il ne théorise pas: il témoigne. Son parcours incarne la possibilité de transformer une activité polluante en business model durable sans sacrifier la rentabilité.
Pour préparer le sommet, Schmidheiny fonde le Business Council for Sustainable Development et mobilise 50 dirigeants d’entreprises mondiales. Ensemble, ils vont documenter comment leurs entreprises ont réussi à améliorer simultanément leurs performances environnementales et financières. Ces études de cas formeront la colonne vertébrale de « Changer de cap ».
L’invention révolutionnaire de l’éco-efficacité
Le concept central du livre naît d’un concours organisé au sein du conseil. L’objectif: trouver un terme qui synthétise cette nouvelle approche économique. Frank Bosshardt, ancien cadre d’Eternit, propose « éco-efficacité » – un mot qui marie économie et écologie dans une formule révolutionnaire.
Cette invention sémantique transforme radicalement le débat environnemental. Plutôt que d’opposer profit et planète, l’éco-efficacité suggère que l’optimisation des ressources naturelles peut simultanément réduire les coûts et l’impact environnemental. Le préfixe « éco » renvoie à la fois à l’économie et à l’écologie, démontrant leur convergence fondamentale.
Cette approche pragmatique séduit immédiatement les dirigeants d’entreprise, traditionnellement méfiants envers les discours moralisateurs. Schmidheiny leur propose non pas de sacrifier leurs profits pour sauver la planète, mais d’augmenter leurs profits en sauvant la planète.
Trente ans d’impact transformateur
L’influence de « Changer de cap » dépasse largement le cercle initial des 50 entreprises fondatrices. Traduit en quinze langues, l’ouvrage devient rapidement le manuel de référence des écoles de commerce mondiales. Toute une génération de managers apprend à penser l’entreprise à travers ce prisme nouveau.
Le World Business Council for Sustainable Development, créé par Schmidheiny pour porter ces idées, rassemble aujourd’hui 200 multinationales représentant 8 500 milliards de dollars de chiffre d’affaires cumulé. Cette organisation continue de développer les outils conceptuels et pratiques de l’économie circulaire, prolongeant directement les intuitions de 1992.
Plus remarquable encore, les concepts développés dans le livre ont irrigué les politiques publiques mondiales. De l’Accord de Paris sur le climat aux taxonomies européennes de la finance durable, l’empreinte intellectuelle de « Changer de cap » reste visible dans les grands textes réglementaires contemporains.
L’influence sur l’économie suisse
En Suisse, les idées de Schmidheiny trouvent un terrain particulièrement fertile. Sa participation aux conseils d’administration de Nestlé (1987-2003) et d’UBS (1978-1996) lui permet d’expérimenter concrètement l’intégration des critères environnementaux dans la stratégie des grandes entreprises helvétiques.
Nestlé devient ainsi l’un des premiers groupes agroalimentaires mondiaux à intégrer systématiquement la durabilité dans son modèle économique. Cette transformation préfigure la révolution ESG qui bouleversera l’investissement mondial deux décennies plus tard.
L’héritage de Schmidheiny est également visible dans l’émergence de la Suisse comme place financière spécialisée dans l’investissement durable. Zurich et Genève accueillent aujourd’hui de nombreuses organisations internationales et fonds d’investissement dédiés à la finance verte, prolongeant l’influence des concepts développés en 1992.
La validation par l’histoire économique
Trente-trois ans après sa publication, « Changer de cap » apparaît non plus comme visionnaire mais comme prophétique. Les entreprises les plus valorisées en bourse sont aujourd’hui souvent celles qui réconcilient le mieux performance économique et impact environnemental positif.
Tesla révolutionne l’automobile par l’électrification, Unilever transforme l’industrie cosmétique par le développement durable, Microsoft atteint la neutralité carbone : tous ces succès illustrent parfaitement la thèse défendue en 1992. Les entreprises les plus respectueuses de l’environnement deviennent mécaniquement les plus compétitives.
Le livre de Schmidheiny n’a pas seulement anticipé cette évolution : il l’a rendue possible en fournissant le vocabulaire conceptuel et les outils pratiques nécessaires à cette transformation. L’éco-efficacité est devenue un standard industriel, intégré dans les processus de production de milliers d’entreprises mondiales.
Un héritage conceptuel permanent
L’impact le plus durable de « Changer de cap » réside dans sa capacité à avoir normalisé ce qui semblait révolutionnaire. Aujourd’hui, l’idée qu’une entreprise puisse croître en respectant l’environnement paraît évidente. Cette normalisation constitue peut-être le plus beau succès de Stephan Schmidheiny: avoir transformé une utopie écologique en réalité économique.
Le livre a créé les fondements intellectuels de ce que nous appelons aujourd’hui l’économie circulaire, la finance durable et l’investissement ESG. Des concepts comme la « création de valeur partagée » ou le « triple bottom line » prolongent directement les intuitions formulées en 1992.
Alors que l’urgence climatique rend ces enjeux plus pressants que jamais, « Changer de cap » reste d’une actualité saisissante. Non plus comme un manuel du futur, mais comme le récit fondateur d’une révolution économique qui a déjà eu lieu.

